Peut-on voir nos idoles devenir séniles ? Grande question... ou petite, c'est selon. N'empêche... Les lecteurs de ce blogue savent (peut-être / sans doute / ou non) que l'un de mes cinéastes-culte est l'Espagnol Jesus Franco Manera, alias Jess Franco. Comme Ken Russell (mais à échelle réduite...), jadis grand réalisateur anglais, devenu mythomane reclus qui tourne des films incompréhensibles en vidéo dans sa cour, comme le libertaire Jose Benazeraf (que célébrèrent Les Cahiers du cinéma et les cinéastes de la nouvelle vague au courant des années 60 - on le voit dans À bout de souffle de J.-L. Godard, d'ailleurs), la carrière de Franco ne s'est pas terminée par une apogée spectaculaire. Au contraire, le réalisateur, selon toute vraisemblance, va finir son parcours par des productions miteuses tournées en vidéo, sortes de "films de famille" plus ou moins lamentables. Oui, j'aime les petits canards boîteux, mais quand ils ne boîtent même plus, qu'est-ce qu'on fait ? On les regarde ramper. Ça demeure quand même fascinant, une chute. J'aime les has-been, ceux qui passent à côté, qui ratent tout, qui veulent dire des choses, mais maladroitement.Jess Franco, selon J.-M. Sabatier, que je cite de mémoire : "Un dilettante de génie qui dilapide des dons évidents". Crucifié par la critique depuis ses débuts. I guess I just wasn't made for these times, en vérité. Comme d'autres - tiens : Sky Saxon, le chanteur des Seeds, un groupe-culte psyché des années 60 dont le dernier CD (paru en 2005) contient un DVD hallucinant : on voit le bonhomme s'imaginer en train de conquérir les ondes radiophoniques avec son dernier album, un truc bancal et bizarre dont j'oublie le titre, mais absolument pas commercial et très, très loin des tendances ! Mais l'autre s'imagine à la veille de reconquérir le monde. Beautiful dreamer, en vérité... Plus dure sera la chute.Jess Franco, donc, jadis assistant d'Orson Welles, promis à une carrière impressionnante. Travaillant avec Jean-Claude Carrière (scénariste pour Bunuel, quand même !) ou avec des acteurs de renom comme Kinski, Christopher Lee, Mercedes Mc Cambridge, Akim Tamiroff, Jack Palance ou Howard Vernon - ce dernier, un autre microcosme du genre ; Howard Vernon, ou comment passer de Melville/Vercors, Woody Allen, Godard et consorts à des séries Z du genre Le Lac des morts-vivants ou La vie amoureuse de l'homme invisible. Oui, il faut croire que j'aime les chutes. André Héléna, jadis poète d'avant-garde, qui finit par brader ses romans noirs, réécrits par des tâcherons qui les vident de leur substance, Jayne Mansfield et sa chute infernale, Lon Chaney jr (en voilà un dont je n'ai pas encore parlé : fils d'un père illustre, ce comédien doué finit, alcoolique total, dans des films de série Z où il titube, complètement saoul, incarnant des rôles grotesques, à la limite - la limite est franchie - de l'embarrassant). Un exemple ? :Ce soir - I Guess I just wasn't made for these times -, visionnement d'un Franco "récent". Où es-tu, Franco, toi qui as marqué mon imaginaire avec des films aussi forts que Venus in Furs, Eugénie, Les cauchemars naissent la nuit, explorations oniriques "à la limite du non-narratif" selon la comédienne et journaliste Monica Swinn... Hum... Le titre du film vu ce soir, à lui seul, était tout un programme : Lust for Frankenstein, un machin tourné en vidéo avec sa compagne (depuis plus de 30 ans... c'est beau) Lina Romay. Un scénario exsangue, quasiment hors du monde, du genre BD Elvifrance, monté en dépit du bon sens, et des moments particulièrement embarrassants, surtout de la part d'un type qui comptait quand même, au moment de la réalisation, plus de 40 ans d'expérience dans le domaine du cinéma... et puis, de temps en temps, un cadrage à couper le souffle, une réplique étonnante, une expression fugace, presque une étreinte... aussitôt invalidée par le plan suivant, approximatif.
Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui s'est désintégré dans le temps acide ? Je l'ignore. Franco est pourtant un type intelligent, non ? Mais, encore une fois, Monica Swinn avait la formule choc. Franco aime filmer avant tout, à bien y penser, "ce qu'il filme n'a pas d'importance", en autant qu'il aie un projet en cours. C'est peut-être ça, la clé.
Difficile pour moi de ne pas me situer en tant qu'auteur, alors. La question du recul critique se pose avec acuité. J'ai eu cette impression curieuse, tout au long du film, que si quelqu'un (un producteur avisé ?) avait supervisé et jugulé le flux franquien, il y aurait eu quelque chose à tirer de cette matière brute. Brute, justement, comme ce que l'éditeur surréaliste Éric Losfeld (Le Terrain Vague) affirmait à propos de Mario Mercier : une littérature brute. Mercier et sa force de frappe qui n'avait pas déplu à Mandiargues, auteur lettré s'il en est.
Donc, Franco, un cinéaste brut. Sans doute. Sauvage. Probablement. Irréductible. Aussi. Pour le meilleur et pour le pire. On aimera donc. Ou non. Moi, malgré les faux-pas, je ne peux m'empêcher d'aimer. Comme un canard boîteux qui se redresse parfois sous la pluie et se met à marcher avec grâce, transfiguré. Parce que, dans le fond, la donne exclut tout calcul. Ne reste que l'incandescence. Et puis ce mot de Breton : La beauté sera convulsive ou ne sera pas...
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6 commentaires:
Lust for Frankenstein est du direct to vidfeo sans grand budget tourné pour une compagnie qui veut profiter de la notoriété de Franco et avoir des actrices nues. Le résultat est désolant, avec évidemment quelques pointes d'intérêt, mais demeure trop loin des bons films du réalisateur. Alors oui, il peut y avoir des questionnements sur la chute d'un cinéaste jadis plus intéressant. Pour ce qui est de Lon Chaney Jr, c'est pénible de le voir en fin de parcours, triste aussi de le voir, comme dans THE SON OF FRANKLENSTEIN, avec une prestance qu'il perdra totalement plus tard. Yristounet que tout cela, mais merci pour le début de réflexion. Destinée ou parcours mal aboutri ?
Ce qui me désole, chez Franco, c'est que j'aurais envie de le voir terminer sa carrière avec dignité, de le voir faire un film-bilan qui synthétise tous ses thèmes, un film qui porterait avec force le poids des années. Bien entendu, cela est peu probable, notamment à cause de deux facteurs :
1) Le système de production encore plus fauché dans lequel il évolue depuis une dizaine d'années.
2) Franco semble avoir perdu du recul par rapport à sa propre production...
Cela dit, je laisse quand même "la chance au coureur", n'ayant vu que trois de ses films récents. Sait-on jamais...
De telles fins sont hélas, trop fréquentes. L'une d'entre elles, au Québec, est particulièrement triste : celle de Gilles Carle, jadis ambassadeur du cinéma québécois autour du monde. Voilà des années, Carle essaie de financer son dernier film, MONA MC GILL ET SON VIEUX PÈRE MALADE. En vain. Ses oeuvres importantes ne sont même pas éditées en DVD. On lui consacre quelques rétrospectives, mais il ne trouve aucun financement étatique alors que des films comme LES DANGEREUX peuvent se faire...
Décidément... il pleut !
La collaboration entre Welles et Franco s'avère fascinante puisque les deux cinéastes ont souffert des mêmes problèmes. Quand on pense à toutes les démarches entreprises par Welles pour mettre en chantier ses projets et ce qui en a résulté, il y a de quoi pleurer !
Au moins, Welles a pu signé un véritable chef d'oeuvre en fin de carrière. F FOR FAKE est magnifique, tout simplement. Le montage rappelle le cinéma de Franco d'ailleurs.
Une impression de réalisateur devenant sénile m'est venue en tête avec le dernier film de Antonioni. Il se trouve sur l'anthologie EROS qui regroupe également deux courts de Wong Kar Wai et de Steven Soderbergh. Celui d'Antonioni est immonde ! Mal filmé, mal joué et horriblement confus, on se demande bien ce qu'il avait en tête.
Cela dit, on ne peut pas blâmer les artistes de continuer de travailler. La création sert peut-être de fluide vital à l'oncle Jess...
Franco et Welles, oui, il y en aurait long à dire. Welles a aussi joué dans un film de Franco qui ne fut jamais terminé, c'était, je crois, une adaptation de Jules Verne.
Bon, oui, ce sont deux battants, tenaces - on pense à ce DON QUICHOTTE que Welles a tourné pendant des années ! Il fallait quand même être d'une ténacité incroyable...
Je n'ai pas vu F FOR FAKE, mais j'en cnnais le sujet. Un autre à découvrir...
N'ai pas vu le Antonioni, mais j'ai pensé, en vrac, à plusieurs cinéastes qui déclinent de façon navrante : Dario Argento, bien sûr, et beaucoup de cinéastes italiens des années 60 et 70 qui ont dilué leur style au point de réaliser des oeuvrettes impersonnelles au look téléfilm : Lenzi, Margheriti, Martino. D'autres, plus cotés, ne font pas trop bonne figure : Herzog, notamment. Les derniers Chabrol m'ont aussi paru assez pénibles. L'IVRESSE DU POUVOIR, quel pensum...
Une chose est claire : comme toi, je ne blâme pas ces gens ! C'est même bien, qu'ils continuent. Pour plusieurs, c'est vital. Franco a dit souvent à quel point la création est quelque chose de vital pour lui. C'est ce qui le tient en vie. C'est essentiel. Il est juste dommage que ces gens qui furent des sources d'inspiration nuisent, en définitive, à leur propre "oeuvre". Mais cela ne les rend que plus humains...
Effectivement, mais on peut cependant toujours espérer à un retour en forme.
Claude Lelouch est un parfait exemple. Il débute en force avec de très bons films pour ensuite tomber dans une médiocrité désopilante. Pourtant, ROMAN DE GARE, son petit dernier, est tout simplement excellent.
Je suis d'accord pour Chabrol, mais pour Herzog, ses plus récents documentaires expérimentaux comme THE WILD BLUE YONDER et GRIZZLY MAN sont fascinants. J'aime bien RESCUE DAWN aussi.
En fait, le problème vient plutôt du spectateur. Nous continuons de voir des navets réalisés par d'anciens maîtres en gardant espoir de retrouver la rigueur d'antan.
Je trouve très dommage que le film de Franco mettant en vedette Welles n'a jamais pu être terminé. Cela aurait probablement énormément aidé Franco... et quel bon film on aurait pu avoir !
Je ne peux ajouter des mots plus précis que vous à ce sujet: on s'en ait longuement parlé avec le temps de toute cette situation. Je me demande bien ce que Fredo a pris ce soir là pour décider de visionner parmi les nouveaux Franco cette créature horrible qu'est LUST FOR FRANKENSTEIN.
Avec le temps, mes souvenirs du métrage se sont assagis, mais je me souviens bien de ma gueule en visionnant ce film: c'était décourageant, découvrant Franco tituber autant alors que je n'y étais pas prêt. Beaucoup crachait sur les films de l'ami Franco que j'adore alors je ne m'attendais pas à une chute pareil, mais à un autre film incompris.... Hélas, cette fois, c'était bien vrai. On y trouve quelques bonnes choses, mais sinon......
Pour le Franco avec Welles, c'est bien de l'adaptation de TREASURE ISLAND qu'on parler, n'est-ce pas ? Mes souvenirs sont flous ce soir....
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