06 mai 2011

Bob Morane se dévergonde

La plupart des lecteurs qui s'intéressent aux littératures dites « de l’imaginaire » ont, à un moment donné, vécu une sorte d’épiphanie, c’est-à-dire qu’ils ont lu une œuvre du genre qui les a marqués et étonnés. Dans mon cas, les livres publiés au cours des décennies 1960 et 1970 par l’éditeur belge « Gérard » (situé à Verviers, Belgique) jouèrent un rôle indéniable, plus spécifiquement ceux de la collection « Marabout ». S’y retrouvaient les Jean Ray, Thomas Owen, Claude Seignolle et autres Michel de Ghelderode. Une écriture atmosphérique s’y déployait, de même qu’un goût délibéré pour l’étrange.

Mais comment en suis-je arrivé à Marabout et à Jean Ray ? D'abord via un classique de la littérature jeunesse, j’ai nommé les aventures de Bob Morane, signées par Henri Vernes. Vernes mentionnait souvent le nom de Jean Ray dans ses romans, allant même jusqu'à raconter la rencontre fictive de son héros et du légendaire écrivain (voir notamment l'épisode intitulé Trafic aux Caraïbes). En ce qui concerne Bob Morane lui-même, je dois cette découverte à mes parents qui m’avaient mis sur la piste dès mon jeune âge. Trois livres de cette série se trouvaient en effet dans la bibliothèque familiale. L’un de ces trois livres – que je n’ai jamais relu depuis, peut-être le devrais-je, mais faut-il vraiment revivre nos étonnements d’enfant avec des yeux d’adulte, au risque de les dénaturer ? – était un texte étonnant intitulé Krouic, aventure surréaliste qui narrait l'errance de Morane au sein d'une maquette ensorcelée où s’animaient différents personnages.Par la suite, je devins fan et lus plusieurs de ces petits romans d’une qualité inégale. Les meilleurs d’entre eux avaient toutefois de quoi nourrir l’imaginaire, entre autres cette curieuse saga des « Crapauds » se déroulant dans un décor déliquescent et gothique à souhait ou un cycle qui voyait Morane parcourir de bizarres univers parallèles : le cycle d’Ananké.

Quelques recherches web récentes m’apprirent voilà quelques mois que Vernes avait aussi publié des romans pour adultes au début des années 1980. Peut-être lassé par Morane, il avait entrepris une mini-saga (11 romans) initialement publiée au Fleuve Noir et mettant en vedette un héros : DON. Curieux d'évoquer mes souvenirs d’enfance, mais dans un contexte original (Vernes, auteur pour adultes ?), je me suis donc procuré le premier tome de cette saga avec curiosité. Attention, page couverture radioactive :Alors, de quoi ça parle, Don ? Au départ, on a un héros bobmoranien (nommé John King, ne lésinons pas), mais moins immaculé que son modèle. Le quatrième de couverture nous l'apprend sans détours : Don, c’est "le petit-fils du chef des chefs de la Mafia". Notre homme a décidé de ne pas prendre la succession des « affaires » familiales. Traqué par différents mafieux qui préféreraient le voir disparaître, il parcourt le globe, gagnant sa vie en effectuant des travaux de mercenaire parfois louches, qui lui permettent d’accumuler quelques dollars rapidement dépensés.

L’arrière-plan étant établi, l’histoire peut commencer : notre Don, en fuite, bien sûr, est convoqué dans un entrepôt pour rencontrer les dirigeants d’une entreprise douteuse, Imporex, laquelle lui assigne une mission classique : retrouver, à Rangoon, un agent de la CIA qui a révélé des secrets d’état après avoir été soumis à une « drogue de la vérité ». On promet à Don une belle somme s’il réussit et on lui garantit la mort s’il échoue (bravo pour les nuances). Don accepte , ce qui lui vaut cette réplique de son employeur, "l'homme au chapeau Eden" :

- Nous savions que vous étiez un homme sage, Mister King...

Rapidement, on arrive à un constat : notre homme évolue dans un univers qu'on pourrait qualifier de "version infernale de Bob Morane". Je n’ai pu m’empêcher de sourire en retrouvant certains des tics d’écriture d’Henri Vernes que je croyais avoir oubliés. Par exemple, notre héros – nyctalope, bien sûr ! – frappe toujours ses ennemis au plexus solaire. Cet endroit du corps humain m’intriguait beaucoup quand j’étais jeune, à cause de l’adjectif « solaire » qui évoquait dans mon esprit enfantin des images de chaleur cosmique.

Au-delà d'un récit somme toute très classique, là où Henri Vernes m’a surpris, c’est dans sa description très franche de scènes violentes ou érotiques. On aurait dit que des années de privation littéraire sur ce plan avaient entraîné un retour du refoulé massif, nous valant une galerie de personnages tarés qui n’hésitent pas à commettre des actes éloignés du « politiquement correct ». Au menu (liste non-exhaustive) :

- La femme fatale Lucy Lu, qui possède un "visage étroit" d'où se détachent des "lèvres confortables" (!). Il faut bien la singulariser, après tout, puisque, selon l'auteur, "toutes les Chinoises se ressemblent, avec cette petite nuance qu'il y a les belles et les laides" ! Réplique-culte : "Entre les jambes ! Frappez-le entre les jambes !"

-Un duo d'adversaires de choc : Tun (personnage "énorme" et "aussi transparent qu'un papier de riz huilé") et son acolyte Tha (un "petit Birman"), lesquels s'acoquinent avec deux complices lépreux, Mina et Moy - vertigineux effet-miroir garanti. Réplique-culte et philosophique de Tun : "Faut faire ce qu'il faut".

- Madame Mu Mu, "une beauté altière, féroce, agressive" que Don finira évidemment par séduire. Réplique-culte : "J'aime votre conception de l'amitié, mister King."

Comme une série B d’aventures en roue libre, Le Fauve de Rangoon constitue une curieuse découverte pour l’ex-fan de Bob Morane, curieux de se colleter à une sorte de version maléfique du héros de son enfance. Ce doppelgänger sévit sur papier avec une hargne et une verve plutôt rigolotes, à prendre au second degré et... avec modération.